Document de principes
Affichage : le 1 novembre 2011 | Reconduit : le 25 février 2019
MJ Rieder; Société canadienne de pédiatrie, Comité de la pharmacologie
Version abrégée : Paediatr Child Health 2011;16(9):561
Les enfants ont toujours été des « orphelins thérapeutiques ». De nombreux médicaments n’ont pas fait l’objet d’études auprès des enfants et des adolescents ou leur utilisation n’est pas autorisée officiellement auprès d’eux, ce qui crée un défi constant en matière d’élaboration et de définition de pharmacothérapies à la sécurité et l’efficacité optimales au sein du groupe d’âge pédiatrique. Depuis dix ans, des réseaux ont germé aux États-Unis et en Europe afin d’accroître la recherche sur les médicaments dans ce groupe, mais aucune évolution comparable ne s’observe au Canada. Le présent document de principes expose le contexte de la situation canadienne et contient des recommandations qui tiennent compte de deux besoins pressants : plus de recherches sur les médicaments axées sur les enfants et les adolescents canadiens, y compris un financement dédié à de telles recherches, et plus d’effectifs pour mener des études ciblées. Ces initiatives devraient être entreprises en collaboration, sur les scènes nationale et internationale, et inclure des démarches stratégiques et novatrices afin de régler les problèmes et enjeux éthiques uniques que présente la recherche sur les médicaments au sein de cette population.
Mots-clés : Canada; Children; Drugs; Research
La Société canadienne de pédiatrie prône depuis longtemps des modifications probantes aux indications autorisées afin d’orienter l’utilisation des médicaments importants et les plus prescrits aux enfants [1]. On constate une évolution considérable de la science et des capacités de la recherche sur les médicaments au sein du groupe d’âge pédiatrique à l’étranger, mais aucun effort comparable en vue d’améliorer la pharmacothérapie des enfants et des adolescents du Canada. Il n’y a pas très longtemps, environ 75 % des médicaments sur le marché canadien ne contenaient pas de recommandations sur leur innocuité ou leur posologie chez les enfants. Cette lacune thérapeutique est particulièrement pertinente, car les gouvernements et les organismes nationaux de financement des États-Unis, de l’Europe et du Japon assurent un soutien officiel et important à la recherche sur les médicaments pour les enfants et les adolescents, isolant de plus en plus le Canada. Depuis la création de l’Institut du développement et de la santé des enfants et des adolescents, on se concentre davantage sur des enjeux de santé cruciaux, sans toutefois profiter d’investissements soutenus dans la recherche sur les médicaments ou d’engagements nationaux et officiels dans la recherche en vue d’améliorer l’innocuité et l’efficacité des médicaments au sein de ce groupe d’âge.
Depuis quelques décennies, la pharmacothérapie est l’une des influences les plus importantes et les plus positives sur la santé pédiatrique. Le risque qu’un enfant meure avant l’âge de cinq ans a fléchi d’un pourcentage estimatif de 25 % à 30 %, la majorité à cause de maladies infectieuses, à environ 0,6 % dans la plupart des pays industrialisés [2]. Grâce à l’amélioration de l’hygiène publique et aux vaccins, puis à la mise au point de thérapies ciblées, les décès d’enfants sont devenus très peu courants au Canada. Par exemple, les décès attribuables à des maladies infectieuses sont cinq fois moins élevés qu’auparavant, étant passés de 1 890 cas sur 100 000 habitants à 380 cas sur 100 000 habitants entre 1930 et 1950 [3][4]. La « révolution thérapeutique », qui a commencé avec la découverte des propriétés antimicrobiennes de la sulfanilamide par Gerhard Domagk en 1937, a suscité des changements dans les soins médicaux et la prestation des soins qui, comme le décrit Lewis Thomas, ont eu des conséquences aussi phénoménales que si on réussissait à guérir le cancer aujourd’hui [4]. La pharmacothérapie continue d’avoir une profonde influence sur le mode de prestation des soins [2]-[4].
Cependant, si le traitement antimicrobien a eu des effets bénéfiques immédiats sur la santé des enfants, des pharmacothérapies précises comportaient également certains risques d’effets indésirables. Ainsi, en 1937, peu après la mise en marché des sulfamidés, la population a subi la tragédie de « l’élixir de sulfanilamide », l’un des empoisonnements de masse les plus ignominieux de l’histoire de la médecine [5]. En effet, l’élaboration et la mise en marché d’un antibiotique contenant un solvant de néphrotoxine puissante qui n’avait pas fait l’objet d’essais a provoqué plus de cent décès aux États-Unis. Cette catastrophe publique et d’autres catastrophes similaires ont suscité l’adoption de la Federal Food, Drug and Cosmetic Act des États-Unis, qui obligeait les fabricants de médicaments à démontrer l’innocuité et l’efficacité de leurs produits à un organisme fédéral de réglementation actif, la Food and Drug Administration (FDA), avant que leur commercialisation ne soit autorisée.
Le modèle organisationnel de la FDA a été largement adopté et demeure un important catalyseur du processus d’élaboration des médicaments de par le monde. L’évolution s’est poursuivie en réponse à la crise de la thalidomide de la fin des années 1950 et du début des années 1960, lorsque des milliers de bébés ont présenté une phocomélie à la naissance après une exposition intra-utérine à la thalidomide [6][7]. Même si la thalidomide n’a jamais été homologuée aux États-Unis, cette tragédie a inspiré une grande révision de la Federal Food, Drug and Cosmetic Act en 1962, connue sous le nom d’amendement de Kefauver-Harris. L’esprit et l’intention de la nouvelle loi visaient à faire pencher l’équilibre du pouvoir vers les organismes de réglementation gouvernementaux pendant le processus d’approbation des médicaments et à s’assurer de démontrer l’innocuité et l’efficacité des médicaments avant que leur mise en marché soit autorisée. Cette mesure a toutefois eu une conséquence indirecte et involontaire, mais bien réelle, en pédiatrie : la plupart des nouvelles monographies de produits contenaient des avis de non-responsabilité quant à leur utilisation chez les enfants, tendant ainsi à exclure ce groupe de l’élaboration des traitements pharmaceutiques. En 1968, le docteur Harry Shirkey a utilisé l’expression frappante d’« orphelins thérapeutiques » pour décrire les enfants. Jusqu’à 75 % des monographies de produits relativement récentes ne contenaient toujours pas de données sur leur posologie ou leur utilisation sécuritaire chez les enfants [8]-[10].
Ce décalage thérapeutique a persisté pendant des décennies, malgré des activités de défense d’intérêts de la part de pédiatres et d’autres professionnels de la santé, même à l’égard de médicaments utilisés dans les soins standards contre des maladies infantiles courantes. Cependant, depuis dix ans, des changements majeurs apportés à la réglementation et aux recherches sur les médicaments aux États-Unis et en Europe ont assuré un soutien et des mesures incitatives pour effectuer des recherches sur les médicaments auprès d’enfants et faire progresser les connaissances médicales sur l’innocuité et l’efficacité des médicaments chez les jeunes [11]-[15]. La Pediatric Rule de la FDA, le Pediatric Pharmacology Research Units Network des États-Unis et le Medicines for Children Research Network du Royaume-Uni ont modifié le paysage de la recherche sur les médicaments en pédiatrie.
Compte tenu de la fréquence et de la palette d’utilisation des médicaments chez les enfants et les adolescents, ces réseaux sont indispensables. Une grande étude canadienne démontre qu’en un an, les enfants se font prescrire en moyenne quatre médicaments sur ordonnance, et que 26 % de ces enfants représentent 72 % des médicaments utilisés dans une gamme de plus de 1 400 entités thérapeutiques distinctes [16]. L’étendue et la portée de la pharmacothérapie au sein de ce groupe d’âge sont confirmées par plusieurs études internationales [17]-[21].
Santé Canada a réagi aux problèmes entourant la pharmacothérapie destinée aux enfants en créant le Bureau des initiatives pédiatriques, qui fait partie de la Direction générale des produits de santé et des aliments, et en modifiant la législation sur la protection des données relatives aux médicaments étudiés chez les enfants afin qu’elle s’harmonise davantage avec la réglementation des États-Unis et de l’Europe. Ces changements sont bienvenus mais ne s’associent pas à un engagement national correspondant en vue d’entreprendre des recherches sur les médicaments destinés aux enfants et aux adolescents. Ce n’est pourtant pas par manque d’effectifs. En effet, le Canada compte plus de pharmacologistes cliniques pédiatriques per capita que la plupart des pays industrialisés, et de nombreux pédiatres surspécialisés participent activement à la recherche sur les médicaments. Cependant, étant donné le vieillissement des chercheurs universitaires en pédiatrie, il devient urgent de renouveler le capital intellectuel. De nouvelles démarches voient également le jour, telle que la pharmacologie in silico et la biologie systémique, qui exigent la mise sur pied de nouvelles compétences. Jusqu’à présent, aucune tentative n’a visé à former le type de réseau d’investigation qui existe aux États-Unis, en Europe, au Japon et en Australie.
Le Canada pourrait se contenter d’attendre pour profiter des résultats des travaux effectués ailleurs, mais une approche passive, conjuguée aux délais inévitables dans le transfert du savoir, pourrait retarder les effets de thérapies plus sécuritaires et plus efficaces chez les enfants et adolescents canadiens par rapport à d’autres populations. De plus, de nombreux médicaments commercialisés et utilisés au Canada diffèrent de ceux qui le sont dans d’autres pays. Enfin, tandis que d’importantes initiatives entreprises ailleurs sont orientées vers l’élaboration de nouveaux médicaments, la majorité des médicaments utilisés pour traiter les enfants et les adolescents sont des agents de longue date. Les recherches sur l’utilisation optimale de ces médicaments sur le plan de la sécurité et de l’innocuité auraient des conséquences positives sur les traitements pédiatriques tant au Canada que sur la scène internationale.
En 2003, le comité de la pharmacologie et des substances dangereuses de la Société canadienne de pédiatrie a publié une série de recommandations [1] dans laquelle elle préconisait des partenariats et de la défense d’intérêts en vue de faire progresser la recherche thérapeutique probante, axée sur la science et sur les issues chez les enfants. Ces demandes sont encore plus urgentes en 2011.
Santé Canada, les Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC) et l’industrie devraient créer un réseau de recherche national axé sur les besoins thérapeutiques uniques des nourrissons, des enfants et des adolescents afin d’améliorer le milieu et l’infrastructure de la recherche sur les médicaments pour enfants au Canada. Ils devraient travailler en collaboration avec des organismes comme la Société canadienne de pharmacologie et de thérapeutique, la Société canadienne de pédiatrie, les centres pédiatriques universitaires canadiens et le secteur privé. Un tel réseau devrait collaborer activement avec des chercheurs et des réseaux internationaux, dans le but commun d’offrir une pharmacothérapie plus sécuritaire et plus efficace aux enfants.
Le comité de bioéthique, le comité de la pédiatrie communautaire et le comité d’action pour les enfants et les adolescents de la Société canadienne de pédiatrie, le comité des médicaments de l’American Academy of Pediatrics (AAP) et la Société canadienne de pharmacologie et de thérapeutique ont révisé le présent document de principes.
Membres : Mark L Bernstein MD; Ran D Goldman MD; Robert Moriartey MD (représentant du conseil); Philippe Ovetchkine MD; Michael J Rieder MD (président)
Représentant : Daniel Louis Keene MD, Santé Canada
Auteur principal : Michael J Rieder, MD
Avertissement : Les recommandations du présent document de principes ne constituent pas une démarche ou un mode de traitement exclusif. Des variations tenant compte de la situation du patient peuvent se révéler pertinentes. Les adresses Internet sont à jour au moment de la publication.
Mise à jour : le 25 février 2019